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Archive for février 2010

Chose promise, chose due. Dans un article récent, je laissais entendre la possibilité, pour moi, d’une comparaison entre J.D. Salinger (1919 – 2010) et Julien Gracq (1910 – 2007). Les deux écrivains partageaient certes une certaine élégance dans leur discrétion, leur refus de jouer le jeu des médias, et dans cette façon de vivre en reclus sans jamais perdre leur espoir en la littérature.

Gracq et Salinger ont tout deux aimé cette attente, cette volonté. Que la littérature se fasse vie, qu’elle devienne présence, qu’elle accomplisse son dû.

J’aimerais comparer deux textes, tous deux bouleversants. « La Presqu’île » de Gracq et « Dressez haut la poutre maîtresse, charpentiers » de Salinger. Ce sont deux oeuvres relativement méconnues qui appartiennent à un genre trouble, la novella.

Dans « La Presqu’île », Gracq décrit l’errance de Simon qui doit attendre tout une journée l’arrivée de sa maîtresse. Dans « Dressez haut… », Salinger décrit l’état d’esprit de Buddy Glass attendant son frère Seymour lors du mariage de ce dernier, et sachant d’avance que le mariage n’aura pas lieu. Dans les deux cas, c’est une attente, un flottement qui constitue le noeud de l’histoire. Dans les deux cas, l’intrigue se déroule dans une voiture.

Chez Gracq, c’est cette voiture qui domine la trame narrative. La parole avance à mesure que « la route » (titre d’un autre texte du même recueil) se déroule. Chez Salinger, au contraire, la voiture est immobile. Les personnages s’y sont réfugiés.

Je vois dans cette image de la voiture quelque chose de significatif. Car la voiture, en soi, est un non-lieu. C’est un moyen d’aller d’un lieu à un autre. Mais, sur la carte  de la littérature (Gracq et Salinger réinventent la géographie pour l’occasion), la voiture n’existe pas. Ce qui existe, chez les deux écrivains, c’est l’attente. Et la parole, cette façon de combler l’absence.

Or Gracq et Salinger ont tous deux une même manie singulière : l’italique.

Cette utilisation quasi compulsive de l’italique est un indice : ce qui intéresse les deux auteurs est, derrière le langage, les mots de chaque jour, le surgissement du sens. Soudain, du fait de cette légère inclinaison typographique, les mots reprennent vie, reparaissent sous une signification de laquelle ils avaient été séparés. Il y a quelque chose d’une « épiphanie », pour reprendre le terme de Joyce dans Dubliners dans ce rejaillissement du sens (Joyce qui, est-il besoin de le rappeler, fut lui-même un savant utilisateur de l’italique).

Cette épiphanie, c’est la joie de l’écrivain de trouver « le mot juste », de redonner au langage son dû de vérité. « Dressez haut la poutre maîtresse, charpentiers » (le titre de ce texte est une citation de Sappho – et donc d’une parole lointaine et brisée – inscrite, dans le texte, sur un miroir et à laquelle les personnages parviennent à redonner son sens) est l’un des grands textes du XXè siècle de cette quête de la parole. Les membres de la famille Glass ne cessent de communiquer par lettres, par messages inscrits ici et là – bref, par l’écriture. Et soudain, dans l’horizon de leur vie, cette parole de Sappho, a priori étrange et incompréhensible, prend sens.

Car c’est l’écriture qui sauve de l’ennui, de l’attente, de l’absence. Chez Gracq, Simon ne fait rien d’autre que rejoindre une géographie littéraire, un monde purement signifié – la Bretagne de Gracq devenant « terre gaste », domaine médiéval de chevaliers d’autrefois.

La matière de Bretagne chez Gracq, Sappho chez Salinger : c’est toujours une parole qu’il s’agit de réactualiser, d’éprouver, de reprendre à son compte.

Et je peux pas m’empêcher de terminer cette brève réflexion sur deux écrivains qui ont vécu le même rêve d’un langage devenu épiphanie, de penser à ce passage de Franny and Zooey de Salinger où un personnage évoque l’obsession « morbide » de Flaubert pour le mot juste.

Car Flaubert, qui est incontestablement l’une des grandes influences de Salinger (et qui compta sans douté également pour Gracq), fut lui aussi travaillé par cette question de la « vérité de parole », de l’épiphanie du signe – à tel point que, presque naturellement, Madame Bovary devint lui-même un « roman de l’italique ».

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